Bivouac au Gros Peyron (3046 m), massif du Mont-Cenis, le 22 et 23 juillet 2025.
Le choix de la destination
Pendant que les touristes continuent de s’agglutiner sur les spots à la mode (lac Blanc, lac du Crozet, Rocher du Vent, etc), je poursuis ma quête de lieux reculés, où la probabilité de rencontrer mes semblables avoisine le zéro.
Ces mardi et mercredi sont, semble-t-il, la seule fenêtre météo de la semaine. La pluie et les orages, bienvenus pour la végétation, s’invitent durant cette fin de juillet. L’été étant bien installé sur les hauts reliefs, je vais enfin pouvoir tutoyer les 3000 mètres, pour changer des montagnes à vache et trouver des conditions plus minérales, des panoramas qui portent vers le lointain. C’est alors du côté de la Haute-Maurienne que se porte mon choix, car, pour citer un défunt président : c’est loin, mais c’est beau.
Là-bas, la rive droite de l’Arc m’est de facto refusée, s’agissant du parc national de la Vanoise, royaume des interdictions et des flux canalisés. Heureusement, la rive opposée regorge de vallées sauvages, plus ou moins sauvegardées du tourisme de masse. L’une d’elles retient mon attention, pour l’avoir déjà parcourue à deux reprises : le vallon d’Etache (voir article ICI). Mon ambition est d’aller encore plus haut, un sommet marquant la frontière franco-italienne : le Gros Peyron (3046 m).

Cap vers le Gros Peyron
Sous un beau soleil, le départ s’effectue depuis le parking de la Ferme d’Etache (2000 m), terminus de la route perpendiculaire au vallon d’Ambin. Les deux premiers kilomètres en fond de vallée permettent une mise en jambes progressive, tandis que l’objectif du jour, visible d’en bas, me nargue. Il paraît si loin et inaccessible.
Les hostilités débutent réellement à partir du Fond d’Etache (2108 m). Sur la droite se dresse une muraille prairiale qu’il va falloir arpenter juste après avoir franchi le torrent via une passerelle en bois, cassée en deux.
Le sentier aboutit au Plan des Eaux (2470 m), vaste replat au pied du Grand Bec d’Etache, où les zones herbeuses côtoient les éboulis et autres roches polies par de préhistoriques glaciers. Cet endroit marque la fin de l’itinéraire matérialisé sur la carte IGN. La suite du parcours est plus confidentielle, la sente moins évidente. Celle-ci s’engouffre dans un couloir dominant le secteur, trait d’union avec un tout autre univers, ultime tronçon en direction du col d’Etache. Les derniers alpages laissent place à un chaos rocheux, lunaire, composé de quartzites et de cargneules dispersées çà et là.
L’arrivée au col marque la frontière franco-italienne. A gauche, le Gros Peyron me surplombe de 250 mètres. La minéralité du lieu est totale. Épuisé par l’altitude et une fatigue accumulée depuis des mois, je serre les dents pour cette ascension finale, lesté de mes 18 kg sur le dos. Pour se repérer dans cette uniformité rocailleuse, les cairns, nombreux, se révèlent salvateurs. Après 3h30 d’effort, me voilà enfin arrivé à bout de cet entêtant caillou. La cime n’est pas une pointe, mais un demi-dôme allongé, qui se poursuit au sud jusqu’au Pic du Diable, avec d’abruptes parois sur le flanc oriental. Le panorama est saisissant sur les massifs emblématiques : la Vanoise avec la Grande Casse, la Grande Motte et les glaciers, et les Écrins, où se découpent dans le ciel la Barre des Écrins, la Meije et le Pelvoux.

Bivouac au sommet
Une place de bivouac, plate et sableuse, est aménagée à côté du cairn sommital. J’y plante la tente, puis pars en repérage aux alentours. L’instinct et la lecture du paysage me conduisent plus au sud, afin d’aller chercher les falaises, à 15 minutes à pied. Le belvédère, vertigineux, domine le Plan d’Etache et son immense glacier rocheux. Le soleil décline, les ombres envahissent les versants, je retourne vers mon abri de fortune, puis tombe nez à nez avec une harde de bouquetins. Ils sont aussi surpris que moi, et déguerpissent aussitôt, sifflant à tout va. Au loin, le cri angoissant des lagopèdes résonne dans l’immensité.
Le soleil couchant allume les crêtes comme un brasier qui consume le jour. Mon regard est irrésistiblement attiré vers les Écrins, où l’intensité est décuplée. La nuit s’installe progressivement et, malgré l’altitude, la température reste tout à fait acceptable, le thermomètre indique cinq degrés.

La brume s’invite sous le Gros Peyron
Exténué, le sommeil m’emporte. Repos de courte durée, le réveil sonne à 23h30 : place aux images nocturnes, dans ce ciel dépourvu de Lune, propice pour visualiser la Voie lactée. C’est la première chose que je vois en sortant la tête de la tente, côté sud, pour contrôler l’état de l’atmosphère. Côté nord, une vaste masse blanchâtre m’interpelle. En dépit de toutes les prévisions météorologiques, une improbable mer de nuages s’est formée en Haute-Maurienne, investissant chaque vallée, jusqu’à s’échouer au pied du Grand Bec d’Etache, à environ 2600 mètres d’altitude. Quelle incroyable chance, moi qui affectionne tant ces fééries brumeuses !
Je retourne alors au spot repéré quelques heures auparavant, moyennant une approche de 15 minutes à la frontale dans ce dédale minéral. Sur mon rocher au bord du vide, où tout faux pas m’entrainerait 300 mètres plus bas, je contemple le spectacle silencieux. Malgré l’absence de lune, les formes sont bien visibles dans l’obscurité, les quelques nuages rétroéclairent discrètement les lieux grâce aux lumières des cités italiennes, notamment Susa et Bardonnecchia, toutes proches. Je reste plus d’une heure à immortaliser cette scène, constamment animée par les va-et-vient de la brume, lent ressac d’altitude. Le bruit constant des torrents en contrebas renforce cette ambiance maritime.
Devant cette rare fantasmagorie, la Voie lactée en devient anecdotique, bien qu’elle se dresse majestueusement dans le céleste. Je regagne ma tente aux alentours de 1h30, la toile est partiellement trempée, preuve de l’humidité régnant par ici.

L’aube
Peu après 5 heures, le réveil me tire de mon duvet. L’horizon se pare de lueurs témoins du jour naissant. Un fin croissant de lune émerge des Alpes, lové dans un dégradé allant de l’orange au bleu, instant d’une sereine poésie. Derrière, la mer de nuages a totalement disparu, comme si j’avais vécu un rêve éveillé quelques heures plus tôt. Sous un ciel parfaitement limpide, l’aube perd de son intérêt. Les plus hautes cimes s’illuminent une à une, jusqu’à ce que le soleil surgisse des Dents d’Ambin, délivrant ses rayons bienvenus. Finalement, au plus froid de la nuit, le thermomètre n’est pas descendu sous les trois degrés, il a probablement fait plus frisquet en vallée avec l’inversion.
Après une sieste brève mais bien méritée, je quitte le Gros Peyron à 9 heures pour entamer la descente. Deux heures et demie plus tard, je retrouve la voiture, les jambes en feu mais avec l’impression d’avoir été le témoin privilégié d’un moment rare en montagne.

